Chapitre 23
— Je peux peut-être l’atteindre, murmura Néomi en fixant le journal. Ou peut-être pas.
Finalement, elle décida que cela n’en valait pas la peine. Elle renonçait à un journal, et cela ne lui faisait rien. Tandis qu’elle flottait le long de l’allée, en direction de la maison, une brise légère se mit à souffler.
Les nuages désertèrent le ciel, laissant apparaître les étoiles. Et Néomi sourit en repensant à la veille.
Elle avait décidé de donner la clé à Conrad, ce soir, parce qu’elle était convaincue qu’il promettrait de ne pas s’en prendre à ses frères.
Et puis, cette expression, dans ses yeux…
Elle y avait lu qu’il aspirait réellement à un avenir avec elle, si impossible cela fût-il.
Tout comme elle aspirait à beaucoup plus avec son fascinant vampire.
Serait-il en colère, pour la clé ? Sans aucun doute.
Mais il retrouverait vite son calme. Et si ses frères étaient prisonniers quelque part, il n’y avait vraiment pas d’autre solution…
Comme elle approchait du manoir, elle vit quelque chose bouger du côté de la cabane à outils.
Apercevant Conrad à l’intérieur, elle fit la moue. Que fabriquait-il ici ?
Elle plissa les yeux pour tenter d’y voir un peu mieux. Il se tenait devant le billot, la hache à la main… Mais à quoi joue-t-il ? Qu’est-ce que…
Elle comprit ce qu’il faisait au moment où la hache s’abattit.
Autour d’elle, tout se mit à tourner.
Le bruit mat du choc résonna dans sa tête alors que le sang jaillissait. Conrad vacilla, sans rien dire. Il ne veut pas risquer de m’alerter en poussant un cri. Il ne veut pas que je le voie en train de couper sa propre main, dans la pénombre.
Sainte Marie mère de Dieu. Néomi sentit son énergie monter en flèche, puis s’évanouir. Conrad enveloppa une serviette autour de son bras. Le tissu blanc devint rouge en quelques secondes. Le sang coulait, coulait.
C’est de la folie. Au-dessus d’eux, le tonnerre gronda. C’est trop. Au moment où la pluie commençait à tomber, Néomi trouva assez d’air pour hurler.
Conrad redressa brusquement la tête, et son corps immense avança vers elle en titubant. Il serrait les dents pour ravaler la douleur.
— Ne sois pas inquiète, koeri, lâcha-t-il, à l’agonie. Elle… elle va se régénérer.
Elle l’entendait à peine, tant le rugissement dans ses oreilles était puissant.
— Mais… mais…
— Je l’ai fait pour nous.
— Seigneur…
Comme il devait souffrir ! La pluie lui mouilla le visage, plaquant des mèches de cheveux noirs sur ses joues.
— Est-ce que… Penses-tu pouvoir m’aider, pour l’autre ?
— Conrad ! Non !
— Tu en es capable, Néomi. Cela nous fera gagner plusieurs jours… de guérison. Je dois me débarrasser de ces foutues menottes.
Elle se mit à pleurer.
— Pourquoi ?
— C’est la première étape. J’ai pris une décision en toute conscience. Tu me regardes… comme si j’avais de nouveau sombré dans la folie.
Il hésita puis, balbutiant, demanda :
— T… tu p… penses que c’est le cas ?
— Je… Ce n’est pas ça qui m’inquiète !
Des pétales de roses virevoltaient autour d’elle.
Ses cheveux se mirent à fouetter l’air, mais pas au rythme du vent qui forcissait.
— Alors, pourquoi me regardes-tu ainsi ?
Il se pencha vers elle, réalisant que la réaction de Néomi était au-delà de l’horreur.
— Que t’arrive-t-il ? Et dans le ciel, que se passet-il ?
Elle le regarda, les yeux baignés de larmes.
— Conrad… v… viens, rentrons à la maison, que je puisse te soigner. Il faut que je te dise quelque chose. D’accord ?
La foudre tomba tout près.
— Non. Dis-le-moi maintenant.
Malgré ce qu’il venait de faire, il avait cette expression entêtée qui lui était devenue familière.
— S’il te plaît, laisse-moi juste te soigner…
— Dis-le-moi maintenant, Néomi !
— Je… je reviens.
Elle glissa, un peu chancelante, jusqu’à son studio.
Il lui fallut trois essais avant de retrouver la clé.
Lorsqu’elle revint, la peur qu’elle éprouvait pour lui s’était installée en elle, froide et lourde dans sa poitrine.
— Je… j’avais prévu de te la donner ce soir, murmura-t-elle en lui tendant la clé.
Il fronça les sourcils, comme s’il ne comprenait pas ce qu’elle lui donnait. Puis il écarquilla les yeux, renversa la tête en arrière. Son rugissement de fureur résonna dans la nuit.
Elle retint un cri, sentant son énergie lui échapper.
— Qu’est-ce que c’est ! Néomi, qu’est-ce que c’est, bordel ?
Elle se concentra sur le visage de Conrad. Tout tournait autour d’elle.
— L… laisse-moi t’aider, je t’en prie.
— Ne m’approche pas !
— Conrad, écoute-moi, s’il te plaît ! J’allais te la donner…
— Arrête tes conneries ! Arrête de raconter n’importe quoi ! tonna-t-il.
Elle ferma les yeux et ne les rouvrit que lorsqu’elle entendit le cliquetis des chaînes. Il jeta les menottes à ses pieds.
Elle comprit alors ce qu’était vraiment la fureur.
Incompréhensible… Comment a-t-elle pu ?
La colère bouillonnait dans ses veines, étouffant la douleur. Elle l’avait délibérément gardé ici. Avait menti à propos de la clé. Encore, et encore.
Pas elle. J’aurais voulu qu’elle ne me trahisse jamais.
Il s’entendait commencer des phrases, mais ne comprenait pas les mots, ne sentait que cette rage qu’il devait évacuer avant qu’elle ne le brûle de l’intérieur.
Comme la pluie redoublait, les étincelles qui brillaient autour de Néomi s’intensifièrent. À chaque mot, son visage pâlissait un peu plus, son image vacillait.
— T… tu vas prononcer des paroles que tu regretteras, quelque chose que tu ne pourras jamais effacer, l’entendit-il murmurer.
Ce fut sans doute ce qu’il fit.
— Oh… souffla-t-elle comme s’il l’avait frappée.
Les larmes roulèrent sur ses joues. Juste avant de disparaître, elle murmura :
— Au revoir, vampire.
Quelque part dans la nuit, il l’entendit sangloter.
Un rugissement de douleur lui arracha la poitrine.
Ce fut là sa réponse.